mardi 15 juin 2021

Début XVIIIe, un projet fou : un "Canal du Midi" à Quillan et Lagrasse !!

Tout le monde connaît le projet fou de Pierre-Paul Riquet, qui conçut et construisit le Canal du Midi dans la seconde moitié du XVIIe siècle. 

J'ai découvert dernièrement un projet encore plus fou, et c'est peut-être la raison principale pour laquelle celui-là n'a jamais abouti ! Il en a toutefois été question très sérieusement pendant quelque temps, bien que ce travail se soit arrêté à la rédaction d'un Mémoire présentant le projet.

Nous sommes en 1697. Le frère Bernardin Pons, natif des Pyrénées-Orientales, sans doute inspiré par le succès du Canal Royal de Languedoc (1) fraîchement terminé moins de quinze plus tôt, étudie la possibilité de création d'une nouvelle voie d'eau afin de développer le commerce en ralliant Narbonne à Perpignan, tout en désenclavant la Haute-Vallée de l'Aude et les Corbières en passant par Quillan, Lagrasse et même Limoux. Lorsque l'on connaît les lieux, la construction d'un tel canal paraît totalement impossible ! Et pourtant, un document fait foi du projet très sérieux de Bernardin Pons, dont voici la teneur dans son entier :

 

MÉMOIRE (2)

Le frère Bernardin Pons Religieux du Couvent des Carmes de la place Maubert à Paris natif de Perpignan, ayant consceu par l'expérience de l'année 1697 la nécessité qu'il y a de faire un canal en Roussillon depuis Narbonne jusqu'à Perpignan, avec un port capable de contenir plus de deux cens vaisseaux de toutes grandeurs et les galleres en toutes sûretés, tant pour l'utilité du Roy, que pour le bien du public.

Depuis ce temps-là, ledit frère Bernardin s'est appliqué à visiter tous les lieux par où il feroit passer ce canal en examinant assidûment tous les endroits pour rendre sa construction solide et parfaite, et celle du port, et il croit même en avoir surmonté tous les obstacles, et toutes les difficultés qui pouvoient s'y rencontrer afin de rendre cet ouvrage dans sa perfection.

Ce port et ce canal auroient communication avec les canaux Romains et de Languedoc qui en augmenteraient les revenus considérablement, lequel canal proposé monteroit du côté de la mer depuis ledit port, jusqu'à Illa par le ruisseau du Boulle, et de l'autre costé à Quilan par la rivière de l'Agly, à La Grace, par la rivière d'Orbioux le tout suivant le plan que ledit frère Bernardin en a dressé de l'avis du père Sébastien carme du même couvent, et qui sera joint à ce Mémoire. (3)


 

Cette communication produiroit de grands aventages et un revenu considérable à Sa Majesté, au commerce, à la province du Roussillon, et à toutes celles des environs, aux Seigneurs propriétaires des terres, et héritages, et à tous ceux des pays plus éloignés qui viendroient commercer de ce costé-là, que pour le peu qu'on ayt la bonté, d'avoir attention aux observations que ledit frère Bernardin en explique cy après, on sentira aisément combien cette proposition est de conséquence et aventageuse.

 

OBSERVATIONS

1°. Lors qu'il y a une armée en Roussillon, on n'y peut point porter les munitions de guerres et de bouches que par charettes et à dos de mulets, transports qui ne se peuvent faire que très lentement et à grand frais.

Par la communication qu'on propose, il y auroit un canal capable de porter toutes les munitions de guerres d'artilleries, de bouches, et tout les canons à peu de dépense et en peu de temps, par exemple pour transporter les vivres de Narbonne à Perpignan, on ne peut se servir que de charettes et de mulets, une charette ne peut porter que de dix-huit à vingt septiers de grains pesant un quintal chacun poid de marc, ainsi de même toutes les autres provisions de guerres et d'artilleries, et avec cela, une charette chargée de grains ou autres provisions coûte dix écus de Perpignan à Narbonne, et il luy faut deux ou trois jours sans accident pour en faire le trajet.

Et par le canal il ne faudroit qu'une journée tout au plus où une barque seulle portera jusqu'à deux mille septiers à quatre sols chacun, lesquels deux mille septiers ne coûteroient que quatre cens livres, au lieu que par charoys ils coûtent ordinairement plus de trois mille livres. Par conséquent cette grande différence de dépense est de conséquence, et mérite d'abord attention.

Et en cas de marche des troupes, on pouroit les embarquer au Saumal point de partage du Haut et Bas Languedoc et les transporter à Perpignan d'où il résulteroit que pendant le trajet prompt et commode les troupes fatiguées se reposeroient , qu'il ne sera pas en leur possible de déserter par la facilité que la situation des lieux donne à la désertion comme il arrive ordinairement lors qu'elles font le trajet par terre et que les habitants des lieux par où elles passent seroient soulagés du transport des bagages des officiers et les étapes épargnées.

 

2°. Comme le fourage est rare en Roussillon, et qu'il est très abondant en Languedoc, par le moyen du canal on transporteroit de Languedoc en Roussillon toutes sortes de fourages, ce qui procureroit un débouché aventageux à la province de Languedoc et l'abondance à celle du Roussillon.

 

3°. On ne peut avoir une armée en Roussillon qu'on ne soit obligé en même temps d'y entretenir des mulets à proportion des troupes ce qui cause une dépense excessive.

Le canal en question déchargeroit assurément le Roy de la plus grande partie de cette dépense, par ce qu'au moyen de ce canal, on pouroit en tout temps fournir les magazins.

 

4°. La rareté des fourages en Roussillon y ruine ordinairement la cavallerie, et les voitures pour le transport des bagages des troupes y ruynent aussy, et interrompent la culture. 

Et le canal remédieroit à ces inconvénients.

 

5°. Indépendamment du canal, le frère Bernardin propose de faire un port à Canette à l'embouchure de la rivière de la Thet à une lieüe de Perpignan où il y a un fond d'eau de dix-sept brasses, un terrain ferme et aventageux, et capable de contenir plus de deux cens vaisseaux de toutes grandeurs avec les galleres en toutes sûretés, et à l'abry des vents et des tempestes hyvers et étés, et même hors d'insultes de la part des ennemis, et infiniment bien plus propre à pouvoir construire un port, que ne sont ceux de Collioure, et de Cette qui sont très petits et très mauvais où il n'y a pas même de fond d'eau pour les vaisseaux de haut bord.

Le Roy et le public tireroient un aventage très considérable de la construction de ce port, où le canal qu'on propose établiroit une communication du Canal Royal à ce port et y produiroit comme une seconde jonction de la mer Méditerranée à l'océanne.

Par le moyen du canal, on auroit la facilité de faire conduire à peu de frais, et en peu de temps, tous ce qui seroit nécessaires pour les armemens des flottes en temps de guerre et les marchandises qui débarqueroient à ce nouveau port pouroient estre encore transportées dans le Royaume, et même venir à Paris en moins de temps, et à beaucoup moins de frais.


6°. La pesche du thon, de l'enchoy, de la sardine, et de plusieurs autres bons poissons, est très abondante à la plage où l'on se propose de bastir le nouveau port.

Le Roy, ny le public ne tirent aujourd'huy aucun fruit de cet aventage, par ce que n'y ayant, ny ports, ni forts pour mettre à l'abry les pescheurs des mauvais temps, et des inscursions, cela fait qu'il y a très peu de pescheurs dans toute la plage, d'un autre costé l'abondance de la pesche leur devient inutile, soit par ce qu'ils n'ont pas les commodités nécessaires pour mariner les thons, et saler les enchoys, et les sardines, soit enfin par le deffaut de consommation, et tous ces deffauts ne viennent que de celuy de n'avoir pas de communication, principalement avec les salines pour avoir du sel.

Or par le canal, et le port qu'on se propose de construire il se feroit un commerce considérable pour la pesche par la facilité qu'on auroit de fournir aux pescheurs, tout ce qui leur seroient nécessaires, et par celles que les pescheurs auroient d'envoyer leurs poissons dans tout le Roussillon et dans le Languedoc jusqu'à Toulouze avec une barque de diligence qui marcheroit jour et nuit, ce qui feroit fleurir le commerce de la pesche, produiroit l'abondance et un revenu très considérable à Sa Majesté.


7°. Il conviendroit d'établir sur ledit canal une barque de poste de Perpignan au Saumal qui serviroit pour le transport des voyageurs, et de toutes les marchandises dont le public tireroit un aventage considérable.


8°. De tous ces aventages la ville de Perpignan en ressentiroit en particulier un essenciel de la manière dont elle est scituée, l'eau des fossés n'a point d'écoulement, et les immondices qui y entrent et qui y croupissent à la porte de Nostre-Dame, infectent l'air, et y causent toutes les années de grandes maladies contagieuses.

Le canal dont il s'agist passant auprès des murs de Perpignan de la manière qu'on se propose de le conduire nettoyeroit les fossés, enlèveroit les immondices, et feroit par conséquent cesser la causes desdites maladies contagieuses. Ces maladies furent si considérables en 1723 que toute la garnison étant malade, les bourgeois furent obligés de monter eux-mêmes la garde.


9°. On scayt que la province de Roussillon est très fertile en toutes sortes de grains principalement en vin, et que l'abondance de vin est sy grande en de certaines années qu'il arrive souvent qu'on est obligé de laisser une partie des vendanges dans les vignes faute de tonneaux et de consommation.

L'établissement du canal qu'on propose remédieroit à ces deux inconvénients.

Les montagnes de la Luère du costé du Mousset et de La Grace fourniroient les bois nécessaires pour la construction des futailles qui se fabriqueroient sur les lieux, et seroient ensuitte transportées par le canal, en Roussillon.

Comme aussy les bois nécessaires pour la charpente, le charonnage, le chauffage, et le charbon, qui y sont d'une chereté excessive dans le Roussillon et dans le Languedoc par raport aux frais de voitures. Ces deux provinces pouroient tirer à très bon marché par la facilité du canal tous lesdits bois nécessaires, et le charbon desd. montagnes entre Limoux et La Grace où il y en a abondamment.

Les habitants du Roussillon ayant la commodité d'avoir des futailles autant qu'ils en auroient besoin, et celle d'envoyer sur mer, et dans le Royaume, et dans les pays étrangers, leurs vins, esprits de vins, et eaus de vies qu'ils en tirent s'apliqueroient à cultiver leurs terres, et leurs vignes, ce qui procureroit encore l'abondance, et un proffit considérable à Sa Majesté.


10°. Du terrain qui est entre Limoux, et La Grace, il y en a les deux tiers d'inculte par la difficulté du transport.

Au moyen de l'établissement du canal, tout ce terrain deviendroit en valeur par les débouchements que le canal procureroit et il n'y s'y trouveroit plus comme aujourd'huy des villages entiers qui quoy que scitués dans de bons terrains et fertiles se trouvent cependant hors d'état de payer la taille ne pouvant faire aucun usage de leurs denrées ce qui les mets dans la nécessité d'abandonner leurs terres.


11°. Par l'établissement de ce canal et de ce port, la province du Roussillon seroit en état de commercer avec grand aventage toutes les denrées qu'elle a en abondance dans le Royaume, et avec tous les pays étrangers, contre d'autres dont elle manque.

On le voit, le frère Bernardin Pons n'est pas à court d'arguments pour défendre son projet, et c'est vraisemblablement ce Mémoire de sept pages manuscrites qui fut présenté aux députés du Languedoc en 1733 (4). L'affaire fut renvoyée à l'assemblée des États du Languedoc et après de nombreux débats et certaines oppositions, en 1736 devant l'assemblée des mêmes États, à Narbonne, Bernardin Pons annonce qu'il renonce à la construction du canal et du port, et qu'il ne s'en tiendrait qu'à réaliser la jonction entre la Robine et le Canal Royal du Languedoc. Que s'est-il réellement passé, pourquoi ce soudain abandon ? Le frère Bernardin s'était-il aperçu de l'impossibilité de son projet ? S'était-il vraiment "appliqué à visiter tous les lieux par où il feroit passer ce canal", comme il est dit dans le Mémoire ? D'autant que la description vient contredire l'inspection minutieuse faite par Bernardin Pons, lorsqu'il est dit que "le canal proposé monteroit... ...jusqu'à Illa par le ruisseau du Boulle, et de l'autre costé à Quilan par la rivière de l'Agly" ; en effet, ce n'est pas l'Agly qui passe à Quillan, mais la rivière Aude. Une telle erreur aurait-elle pu être faite si Bernardin Pons était allé vraiment sur place ? Cela paraît improbable, et il est plus cohérent de penser qu'il ne s'est jamais rendu sur les lieux, du moins pas tous. Natif de Perpignan, il devait très bien connaître la topographie de sa région, mais en rentrant dans l'Aude et en passant le col de Lapradelle, l'aspect change totalement et l'on passe de la plaine à des à-pics montagneux formant gorges. Par ailleurs, au moment de la présentation du projet, Bernardin Pons est religieux au couvent des Carmes de la place Maubert, à Paris, qui se trouve à deux pas de la Seine. Observant en plein cœur de la cité la navigation fluviale sur la Seine, et l'imagination aidant, il aura sans doute extrapolé et transposé le principe dans l'Aude et dans les Pyrénées-Orientales, n'ayant pas conscience des difficultés insurmontables que connaissent ces endroits en matière de voies navigables.

Le projet du frère Pons était sans doute le creusement de canaux  dans les plaines perpignanaise et narbonnaise, puis l'utilisation du lit des rivières existantes, en les aménageant, pour traverser Haute-Vallée de l'Aude et Corbières : Agly, Aude, Orbieu... Mais ces rivières sont des torrents impétueux, colériques, tout au moins en certaines parties de leur parcours, et notamment dans les Gorges de la Pierre-Lys où il n'y avait à l'époque pas même un chemin praticable pour les voitures à chevaux, et où même en passant à pied, l'on risquait de se briser les os. Dans ce contexte, l'aménagement d'une voie navigable pour le commerce ou pour les armées à cet endroit paraît tout à fait improbable. Bernardin Pons s'en était peut-être aperçu, mais bien tard, ce serait pour cette raison qu'il fît marche arrière. Parmi ses détracteurs, les villes d'Agde et de Sète, qui voyaient dans le projet abouti une concurrence importée du Roussillon... Mais aussi des avis plus éclairés, tel celui du député Gilly de Nogaret, qui considère l'entreprise d' "une exécution impraticable, dangereuse" (5), ou le contrôleur général Orry qui semblait sceptique sur l'aboutissement d'un tel projet. Bernardin Pons aura sans doute tenu compte de certains de ces avis dans sa rétractation finale. 

Si le canal du Roussillon n'a jamais été réalisé, ni par Vauban (6), ni par Bernardin Pons, ni par un autre, il est toutefois intéressant de se pencher sur cette histoire méconnue et d'imaginer notre département restructuré par ces aménagements dont l'idée avait été suffisamment prise au sérieux pour que les États du Languedoc en débattent durant plusieurs années. Le passage du Roussillon ne se fera que près de cent plus tard, par voie terrestre avec le percement de la Pierre-Lys par Félix Armand (7), curé natif de Quillan en poste à Saint-Martin-Lys, petit village proche mais séparé par la barrière rocheuse. Il faudra ensuite attendre la fin du XIXe siècle pour qu'un tunnel ferroviaire soit percé dans les gorges, malheureusement abandonné à peine quelques décennies plus tard. 


  

Une des entrées du long tunnel de la Pierre-Lys, ouverte en 1899. À l'autre bout, l'arche porte le cartouche "1896", indiquant ainsi la durée de son percement total.

 

Aujourd'hui, il nous reste pour circuler, la voie ouverte par Félix Armand voilà deux-cents ans. Et désormais, en traversant en voiture l'ancienne barrière de la Pierre-Lys, j'imaginerai les vaisseaux lourdement chargés de marchandises naviguant sur un improbable canal du Roussillon jusqu'à Quillan et Limoux, et même plus loin.


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(1) Actuel Canal du Midi.

(2) Ce document est apparu brièvement sur un site Internet avant de disparaître. Désirant l'acquérir, j'ai contacté la personne qui l'avait publié, mais elle ne m'a jamais répondu. Par chance, le document était complet, et j'ai pu le retranscrire. L'orthographe a été conservée.

(3) Plan malheureusement manquant.

(4) À ce propos, voir Le canal du Languedoc en Roussillon. Projets et débuts de réalisation, XVIIe-XVIIIe siècles, de Gilbert Larguier, in Découvrir l'histoire du Roussillon : parcours historien, Presses Universitaires de Perpignan, 2011, pp. 365-377.

(5) Op. cit., note 35.

(6) Le tracé du canal de Vauban était tout différent et n'incluait pas la Haute-Vallée de l'Aude et les Corbières. Voir Gilbert Larguier, op. cit.

(7) Voir Félix Armand et son temps - Un siècle d'histoire dans les Pyrénées Audoises (1740-1840) de Louis Cardaillac, 2011.


 





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